Tuesday, April 6, 2010

WOUNDED WIZARD de M.DIBBLE by Christian Schmitt


Wounded Wizard ", cette oeuvre réalisée en 2007 par Matthew Dibble, peintre américain de Cleveland, a de quoi surprendre.

Elle représente un visage humain que l’on pourrait qualifier de " prismatique " puisqu’on a l’impression de le voir à la fois de face et de profil. En effet en se juxtaposant, les deux côtés produisent un étrange effet d’optique comparable à celui d’un prisme.


Par ailleurs le visage qui apparaît sur chaque côté semble être défiguré. A gauche son profil avec un œil, une bouche de travers voire deux et ensuite à droite sa face avec également un œil, un nez et une autre bouche…A l’évidence tout cela provoque un certain trouble : la vision simultanée des deux côtés d’un visage disloqué est particulièrement angoissante d’autant qu’une troisième partie de ce puzzle semble apparaître en dessous des deux autres ?


Par bonheur la tête " unifie " le tout avec un front haut, bombé. L’individu semble être chauve à moins que les deux formes repliées à l’arrière de son crâne ne soient en réalité que les mèches de cheveux qui subsistent encore ?


En fait ce personnage étrange n’est pas unique dans l’univers de Matthew Dibble. Cet artiste a depuis des années imaginé et créé par ses dessins et ensuite par ses peintures un panthéon d’êtres monstrueux avec une apparence souvent mi humaine et mi animale dignes de la mythologie antique.


C’est pourquoi l’on peut affirmer que ce peintre de Cleveland continue en quelque sorte l’œuvre des peintres surréalistes du XX° s. A l’exemple d’un Chirico notamment, Matthew Dibble nous montre une œuvre hantée et prophétique où se déploient des forces inquiétantes.


Tout cela signifie l’irruption de l’inconscient qui fait son entrée en scène dans cette peinture. Et Matthew Dibble lui-même conforte cette analyse parlant de son œuvre comme d’une peinture d’ordre psychologique dans un courriel récent du 2/04/2010 : " This painting is psychological… "


Mais ce phénomène n’est pas nouveau puisque Marcel Duchamp voyait déjà en Courbet, le père des nouveaux peintres, l’intervention de la " main subconsciente ". Et bien évidemment aussi chez Matthew Dibble où son travail échappe à la pure raison.


Ainsi dans son oeuvre, le mystère prend corps, grâce à sa façon personnelle de présenter ce visage humain en utilisant les troubles de la perspective ou plutôt en inventant des perspectives nouvelles, dédoublées, multipliées à la façon de ce même Chirico.


Ce faisant, il force les lois de l’art, en donnant une image non pas surhumaine, mais surhumanisée … !


Quant à Chirico pour justifier sa façon de travailler, il n’hésitait pas à dire :


" Il ne faut pas oublier, qu’un tableau doit toujours marquer le reflet d’une sensation profonde, et que profond signifie étrange, et qu’étrange signifie peu connue ou tout à fait inconnue. " (Selon ses écrits pendant son séjour à Paris en 1911-1915)

Afin qu’une œuvre d’art soit vraiment immortelle, il est nécessaire qu’elle aille complètement au-delà des limites humaines. De telle façon, elle s’approchera du rêve et de l’esprit enfantin.


C’est pourquoi comme Chirico, Matthew Dibble ressent de manière similaire ce besoin de dépassement pour échapper à l’angoisse de l’homme moderne ainsi qu’à sa propre angoisse. Et ce désir de dépassement va prendre chez lui les chemins de l’étrangeté par les créatures peuplant son univers.


En cela il est fidèle également à ce que suggérait Nietzsche comme une tension nouvelle de la conscience à l’inconscient :


" Avec la force de son regard intellectuel et de sa vision de lui-même grandissant la distance et, en quelque sorte, l’espace qui s’étend autour de l’homme. Le monde devient alors plus profond, de nouvelles énigmes et de nouvelles images se présentent à la vue. " (Par-delà le Bien et le Mal, I.57)


Peut-être tout ce à quoi l’œil de l’esprit a exercé sa sagacité et sa profondeur n’a été qu’un prétexte à cet exercice, un jeu et un enfantillage. Peut-être, un jour, les idées les plus solennelles, celles qui ont provoqué les plus grandes luttes et les plus grandes souffrances, les idées de " Dieu ", du " péché ", n’auront-elles pour nous pas plus d’importance que les jouets d’enfant et les chagrins d’enfant aux yeux d’un vieillard.


Et peut-être le " vieil homme " a-t-il besoin d’un autre jouet encore et aussi d’un autre chagrin – se sentant encore assez enfant, éternellement enfant !


Ce constat pessimiste de l’homme moderne va le conduire en permanence au dépassement sans le rendre réellement heureux puisque l’angoisse existera toujours. Par conséquent pour vivre tout simplement, il a besoin de s’approcher du rêve et de l’esprit enfantin.


Chez Matthew Dibble cela prendra la forme d’un attrait particulier pour les mythes anciens.


En cela il est aussi le disciple d’un certain Jean Cocteau, le mythographe contemporain le plus célèbre. Celui-ci pour justifier sa passion écrivait sous forme de boutade :


" J’ai toujours préféré la mythologie à l’histoire parce que l’histoire est faite de vérités qui deviennent à la longue des mensonges et que la mythologie est faite de mensonges qui deviennent à la longue des vérités ".


Plus sérieusement Cocteau utilisait les mythes pour l’aider à exprimer souvent les limites de la faculté cognitive de l’homme et notamment du passage du conscient à l’inconscient (l’énigmatique sphinx de Thèbes par exemple).


Mais en réalité ici, faire appel aux mythes et à la mythologie parait moins opérant. En effet l’homme qu’il est donné de voir dans cette oeuvre semble être le peintre lui-même et par conséquent il s’agirait de son propre autoportrait !


D’ailleurs le titre de l’œuvre elle-même " Wounded Wizard " qui peut se traduire en français par " Le magicien blessé " nous donne un premier indice.


Déjà dans le courriel précité, l’artiste nous avait révélé " sa blessure " en parlant de son œuvre. Selon lui, il souffre de ne pas être l’artiste qu’il voudrait être et doute constamment de lui-même et de son œuvre.


Plus loin il est encore plus explicite en parlant d’une peinture d’ordre psychologique, " car moi-même tel que je suis j’ai du mal à me comprendre ".


L’image qu’il nous renvoie dans cette œuvre est donc bien le résultat de l’émergence de son inconscient dans la peinture et par ailleurs les défigurations infligées à son visage vont l’attester plus amplement.


Il est dans la tradition des peintres comme Picasso qui délibérément déformait le visage et le corps de ses personnages dans le seul but de mieux les connaître et les sentir (sic).


Ainsi notamment il peignit Dora Maar en femme qui pleure, défigurée et hystérique pour annoncer une catastrophe ou une situation de désespérance.


D’autres artistes ont travaillé de la même façon : Dali par la déformation pour en faire un symbole surréaliste moqueur et un Francis Bacon qui pour mieux nous faire ressortir la douleur va utiliser la figure comme un matériau brut. Et il va s’en servir en la détruisant à l’extrême pour produire une expression traumatique de l’horreur.


De même les expressionnistes comme Egon Schiele vont aussi déstructurer le corps humain aboutissant à une radicalité expressive parfois extrême (voir son autoportait).

Et sans oublier également De Kooning, qui dans sa série de portraits des Femmes, va utiliser ce même procédé. Son ami Barnett Newman justifiait cette démarche en déclarant en 1962 :


" Les gens peignaient un joli monde mais nous nous sommes aperçu que le monde n’était pas beau. La question, la question morale que nous nous posions chacun – De Kooning, Pollock, moi-même – était de savoir : que fallait-il enjoliver ? "


Fort heureusement Matthew Dibble n’a nullement l’intention d’enjoliver le monde ni d’ailleurs d’occulter son propre tourment.


Son angoisse est perceptible dans cette œuvre et elle est restituée avec beaucoup de sincérité et une grande économie de moyens. Cette oeuvre minimaliste semble plus proche d’un dessin que d’une véritable peinture.


Les trois seules teintes (le blanc, le noir et l’ocre nuancée) ne sont utilisées qu’en arrière-plan et seulement pour colorer le fond de la toile. Seul le trait noir donne vie à ce tableau : véritable poésie plastique restituée en peu de moyens !


Matthew Dibble maîtrise parfaitement le trait et réussit notamment en traçant quelques cernes autour des yeux à créer une atmosphère de profonde inquiétude.


La condensation interne compense cet apparent appauvrissement grâce à ce passage du pinceau qui se veut virtuose.


Les qualités simplicité, précision et lyrisme restituent une image pure et nette…mais tout n’est pas heureusement expliqué et donné dans cette œuvre.


La toile " Wounded Wizard " reste toujours vibrante d’énigmes !

Christian Schmitt, le 5 avril 2010.

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