Sunday, June 13, 2010
PIG IRON de MATTHEW DIBBLE-Break Down by Christian Schmitt
Matthew Dibble est venu tardivement à la peinture, lui qui a toujours pratiqué le dessin depuis l'âge de 13 ans. Il commença à dessiner en utilisant l'encre de Chine et est resté longtemps fasciné par ce liquide noir.
Par la suite, il a essayé à plusieurs reprises la peinture, mais la trouvant souvent trop exigeante, il a dû régulièrement retourner au dessin.
Il estimait que ce qu'il représentait dans ces petits dessins était souvent plus intense et plus profond que ce qu'il pouvait réaliser dans ses grandes toiles. Et ce n'est que récemment qu'il se sent véritablement capable de transposer ses aspirations les plus élevées dans les peintures de grand format.
Par ailleurs, ses premières toiles reprennent souvent les thèmes et les motifs d'origine mythologique qu'il développait déjà abondamment dans ses dessins.
Or avec le tableau « Pig Iron » et d'autres de la même année 2008, Matthew Dibble semble inaugurer un nouveau tournant dans son œuvre le conduisant à des peintures entièrement abstraites. Une peinture qui surprend par l'abondance de la matière et par la violence qui s'y déploie. Une matière constamment triturée et lacérée par le peintre et qui offre le triste spectacle d'un univers meurtri et dévasté.
Ce faisant Matthew Dibble rejoint l'école de l'expressionnisme abstrait qui a marqué fortement la peinture américaine depuis la deuxième guerre mondiale.
En effet la nouvelle direction qu'il a prise ressemble étonnamment à celle d'un certain Rothko qui à partir de 1946 avec une nouvelle série de tableaux, les Multiform, développera également un langage abstrait dans ses peintures. Lui aussi connut antérieurement une période marquée par les thèmes mythologiques.
Ce même Rothko avait peint au début des formes comme des organes en prétextant : "Mon art n'est pas abstrait; il vit et respire". Et plus loin : « ...Un tableau qui n'apporte pas un environnement dans lequel peut s'insuffler le souffle de la vie ne m'intéresse pas. »
De Kooning lui aussi a excellé dans l'abstraction. Même si après la guerre, il mélangeait encore très souvent abstraction et figuration, par contre il se tournera résolument dans les années 50 dans une peinture abstraite et gestuelle avec de larges coups de pinceaux comme des gestes de libération.
Dans cette école de la peinture abstraite aux Etats Unis, il ne faut pas oublier bien évidemment Jackson Pollock. Mais celui-ci se distingue plutôt par l'Action painting, par cette gestualité qui caractérise principalement son travail. Loin d'être seulement une technique, celle-ci permet d'objectiver le travail du peintre.
Le "dripping" lui a permis de résoudre l'antinomie entre la couleur et le trait, d'unir dans le même geste d'épandage la forme et la couleur, le dessin et la peinture. Bref grâce à cette méthode, la peinture de Pollock devient spontanément unitaire.
Par contre dans le travail de Matthew Dibble rien de tout cela, puisque si le tableau "Pig Iron" s'inscrit effectivement dans la mouvance de l'expressionnisme abstrait tel qu'il est décrit précédemment, celui-ci ne peut être relié à l'Action Painting
Chargée d'un trop plein de pulsions, cette œuvre reste en effet résolument abstraite par son aspect tourmenté. Mais comme le peintre utilise toujours le pinceau ou un autre instrument qu'il applique directement sur la toile, il n'y a donc pas de phénomène d'objectivation comme c'est le cas pour la peinture de Pollock.
Son oeuvre se présente comme une peinture épaisse, très généreuse en pigments et distribuée en touches agressives de couleurs sourdes et violentes. Elle est lacérée de toutes parts par des grands coups de pinceaux qui se croisent, s'entrecroisent ou zigzaguent.
On observe également de larges passages du couteau, de la spatule ou de la brosse ce qui conduit notamment à la création d'une profonde trouée au milieu de la composition et à de nombreux aplats.
La spatule ou le couteau lacère parfois avec beaucoup de brutalité la matière jusqu'à l'écorcher à vif, la dépouillant même de sa substance. A certains endroits (en haut et en bas de l'œuvre), la peinture est parfois littéralement éradiquée.
Le résultat de cette violence conduit à la création de poches de peinture comme des moutonnements de congères apparaissant ici et là et qui en séchant créent des sortes de tumulus ou cratères. Tous ces amas sporadiques de matières picturales donnent naissance à la surface de la toile d'une topographie de type lunaire.
Le titre "Pig Iron" qui peut se traduire en français par la fonte obtenue par la fusion du minerai de fer dans les hauts fourneaux justifie le traitement pictural particulier appliqué à cette toile. Cleveland où vit le peintre était un centre industriel important jusqu'à la seconde moitié du XX° s. avant de connaître sa reconversion vers le secteur tertiaire (finance et assurances).
Ainsi Matthew Dibble a vécu une grande partie de sa vie environnée par cette industrie lourde et par l'intense activité déployée par les hauts fourneaux, aciéries et laminoirs qui faisaient partie de son décor quotidien. Et tout cela devait également lui inspirer certaines scènes de la mythologie comme les travaux de Vulcain, le dieu du feu.
De plus cette fonte obtenue par la fusion du minerai de fer lui-même extrait des entrailles de la terre nous fait participer à un spectacle comparable à la naissance du monde.
Les couleurs participent d'ailleurs à cet univers originaire par l'emploi de pigments plus sombres et plus mystérieux : une palette morne tirant vers le gris et le brun terreux. Mais également le vert qui surgit de la trouée centrale et un éventail d'autres teintes qui apparaissent par touches sporadiques mais sans apporter une réelle clarté à l'ensemble (le rose à droite, le bleu à gauche et d'autres nuances de brun, de rouge...).
En assombrissant la composition, la couleur participe à la rendre encore plus imperméable et plus compacte dissimulant également son animation intérieure.
Cet espace originaire peint par Matthew Dibble rappelle ce que disait Henri Maldiney à propos de certaines scènes peintes par Cézanne:
« Le schème sub-spatial de tout espace, le schème sub-cosmique de tous les mondes, c'est-à-dire une métaphysique de la profondeur » (Maldiney Henri, L'Equivoque de l'image de la peinture, Paris-Lausanne, L'Age d'Homme, 1973).
Effectivement comme Cézanne, le travail de M.Dibble ne suit pas l'itinéraire de l'illusionnisme académique, il se veut fondamental, réveille un chant endormi en tout chose, pour que l'œuvre devienne une sorte d'événement-avènement.
Déjà dans le fait de s'attacher à des thèmes mythologiques cela doit être compris chez M.Dibble comme une tentative de privilégier les questions universelles. Au plus profond de son œuvre se dissimule un ordre caché, l'espace s'ordonne malgré un désordre apparent selon une logique intérieure grâce à une animation interne et une architecture organique.
Dans toutes les grandes œuvres on découvre la même réalité comme le décrit notamment Ehrenzweig:
« L'attaque de la déraison contre la raison » et où paraît un ordre nouveau, « un ordre caché dans la structure de l'art ». (livre d'Ehrenzweig - l'ordre caché de l'art)
Rothko également pensait que l'art doit aller plus loin:
« L'amour de l'art est une "noce des idées » (...) le point crucial n'est pas pour nous l' « explication », mais la question de savoir si les idées essentielles que doit communiquer le tableau ont quelque importance. »
Il voyait dans son travail de peintre comme une force mystique à l'œuvre. Ainsi les expansions chromatiques, les surfaces de couleur, étaient douées selon lui d'une véritable puissance surnaturelle.
Et bien souvent pour arriver à ce point de non retour, il faut selon la formule du poète Henri Michaux « crever la peau des choses » et tout cela « pour revenir, selon mot de Husserl, aux choses mêmes. »
« Pig Iron » se présente comme la manifestation de ces mondes originaires, la fonte en fusion comme sortant directement des entrailles de la terre. Mais au-delà, le peintre nous renvoie à une réalité autre, celle d'un combat entre monde et terre, entre l'éclaircie et la réserve
Peintre de l'absolu, M.Dibble demande à l'art de lui révéler l'absolu de l'être. C'est pourquoi cette toile est ravagée par le trop plein de pulsions, la massivité, la débauche et la violence des touches pour provoquer violemment la matière afin qu'elle lui dévoile le caché, le non-dit.
Cette agressivité se manifeste notamment par ces gestes de libération sur la toile, par les lacérations du pinceau, du couteau de la spatule ou de la brosse. Le peintre semble se livrer au chaos des sensations, chaos qui fait chavirer les choses, donne l'illusion du mouvement en restituant en quelque sorte les ondes de choc du big-bang universel.
Comme Cézanne, il cherche en peinture l'organisation, le fondement des choses semblable aux assises géologiques du monde. Le maître d'Aix-en-Provence voulait un art du durable, du solide et était en quête permanente de l'aspect consistant et intemporel de la nature.
Ici par ce tableau qui est censé reproduire la coulée de la fonte à la sortie d'un haut fourneau, le peintre vise aussi à rendre la profondeur du fond où celle-ci surgit. Par équivalence avec l'être, il s'agit de restituer cette profondeur d'être.
Grâce à cette œuvre qui fait sourdre cette fonte en fusion, le peintre nous conduit à dépasser la simple expérience perceptive, pour la rajeunir constamment et devenir comme le troisième œil, une vision de portée métaphysique.
Cela rejoint l'analyse de Martin Heidegger qui considère que seule l'œuvre d'art permet le dévoilement de l'être.
« L'art fait jaillir la vérité. D'un seul bond qui prend les devants, l'art fait surgir en tant que sauvegarde instauratrice, la vérité de l'étant.
Faire surgir quelque chose d'un bond qui devance, l'amener à l'être à partir de la provenance essentielle et dans le saut instaurateur, voilà ce que nous signifie le mot origine. » (Origine de l'œuvre d'art de Martin Heidegger)
Curieusement cette révélation de l'être nous renvoie aussi à la Grèce antique, foyer de la mythologie qu'affectionne particulièrement M.Dibble. En effet un certain Parménide, qui est un philosophe pré-socratique disait déjà l'essentiel par ces quelques mots qui ont l'air tout simple: « l'être est; le non-être n'est pas ».
En disant ces quelques mots Parménide résume toute cette question de l'être qui selon Heidegger avait été oubliée dans l'histoire de la métaphysique. Mais pour le philosophe allemand, cet oubli de l'être n'est pas une simple négligence de la pensée, mais fait partie de sa structure même.
Pour lui la pensée occidentale ne laisse pas être l'être. Seuls les peintres et Cézanne notamment permettent véritablement de faire advenir la vérité de l'être des étants.
D'où cette fameuse déclaration de Cézanne: « Ce que j'essaie de vous traduire est plus mystérieux que tout. C'est l'enchevêtrement aux racines mêmes de l'être, à la source de l'impalpable sensation »
C'est pourquoi, au contact de « Pig Iron » on peut entrevoir cette éclaircie de l'être, en appréhendant l'œuvre d'un autre regard et éprouver cette impalpable sensation.
Metz, le 11 juin 2010.
Christian Schmitt
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